05: AutoFiction

14:35:00

                  

31 février 1987, quelque part dans le Milwaukee, ma naissance.
Enfin, c’est ce qu’on m’a dit, j’en ai aucun souvenir et franchement, je n’y crois pas trop, mais bon. 
A part ça, j’ai eu une enfance plutôt banale. 
Famille de base, 2 garçons, 1 fille, une poule, une vache, une truie et un agneau. 
Une maison qui a des allures de ferme, au milieu des montagnes. 

Des parents qui ne s'aiment pas, mais qui ne le montrent pas et restent ensembles uniquement pour leurs enfants. 
Ils se disputaient jamais devant nous, mais on sentait mes frères et moi que quelque chose clochait.
On les avait jamais vu être la chef des pom pom girl et le capitaine de l’équipe de football se retrouvant dans la même voiture, en haut de la colline romantique.
On les a jamais vu danser une valse sous la pluie comme si personne ne regardait. 
On les avait jamais vu s’embrasser en noir et blanc. 
Il y avait clairement quelque chose qui clochait : ils ne s'aimaient clairement pas comme dans les films. 

Parfois quand on rentrait de l’école, on pouvait sentir qu’on avait raté un tout autre genre de film. On assistait au générique, à la fin de tournage, avec maman qui nettoie les derniers fragments de la vaisselle de leurs amours éclatée au sol et papa qui s’en allait d’un air énervé sans rien dire.
Mais il était un si bon acteur qu’on pouvait lire sur son visage qu’il en avait marre d'Hollywood, que c’était tous des vendus et que le film de sa vie ne lui convenait pas.

Parfois, il partait pendant plusieurs jours, vers le haut de la montagne, dans la forêt.
Il revenait toujours avec un énorme sourire, comme s'il venait de renaître et on faisait une soirée barbecue. Il y avait des hamburgers, des hotdogs, et même de l’ours grillé.
Mais je mangeais plus de viande depuis le jour où j’ai compris d’où elle venait...
Le jour exact où mon coq est mort, on a mangé des nuggets. 
Le jour où mon cochon est mort, on avait plein de bacon.
Et à partir du moment où le bœuf de la famille est mort, on a eu des hamburgers pendant des mois.

J’ai jamais osé confronter mes parents à ce sujet, mais je trouvais ça horrible.
Des fois, je me demandais est-ce que si l’un d’entre nous mourrait, on mangerait de l’humain pour fêter ça...

Un jour, alors que je sortais de l’école plus tôt parce que j’avais fais semblant d’être malade, je voyais mon père au loin, montant furieusement vers la forêt.
Hollywood avait l’air de l’avoir encore roulé dans la farine... Littéralement, il était recouvert de farine et il avançait d’un pas suave mais déterminé vers le sommet.

Ce jour-là, j’ai décidé de le suivre, ce jour-là, fut le début du reste de ma vie.

J’n’ai jamais été un de ces enfants qui savait dès le début quel était son destin, je passais ma vie à hésiter. 
J’attendais sagement dans ma monotonie que l’araignée radioactive vienne me piquer, ou que je me heurte par inadvertance à la plus belle fille du lycée et qu’en ramassant ses livres du sol, on échange un regard qui liera nos âmes pour l’éternité, grâce au pouvoir de l’amour.

Mais ça n’arrivait pas, alors j’ai décidé de prendre ma vie en main, de provoquer la chance.
Trois piqûres d’araignée et une punition pour avoir fait exprès de faire tomber les livres de tout élèves plus tard, je me retrouvais au milieu de la forêt. 

Je suivais ma figure paternelle, j’étais à environ 5 mètres derrière lui, il était tellement occupé à marmonner sa rage qu’il ne m’entendait pas. 
En même temps, j’étais la discrétion incarnée, je traversais de buisson en buisson, roulade, glissade, palissade, je ne reculais devant rien pour suivre mon papa pingouin. 

On arrivait à une partie de la forêt vraiment bizarre, je n’avais jamais vu ça, les arbres étaient écorchés, le sol battu, sec, sans vie, plein de traces de pas d’animaux qui s’arrêtaient exactement ici.
Mon père déposa son sandwich thon, mayo, salade, tomate, oignon au milieu de la clairière meurtrière, décrocha sa hache d’un pauvre arbre sans défense et attendait dans un buisson en fumant une cigarette. 

Une heure, deux heures, trois heures.
Il y avait parfois des écureuils ou des oiseaux, souhaitant croquer son appétissant appât, mais mon père les fessait fuir à coup de cailloux. 
Il avait décidé de chasser gros et j’allais l’en empêcher.
Mais pas maintenant. 
Après.
Quand ça sera pile le bon moment.
En attendant, je cherchais des punchlines, non, LA punchline, celle que j’allais sortir à ce moment clé de ma vie, celle qui allait appuyer à la fois ma force de caractère et ma puissance d’intimidation.
Quelques choses du genre : 
HEY SI TU VEUX TOUCHER A CET ANIMAL IL FAUDRA ME PASSER SUR LE CORPS 
ou bien : 
POURQUOI TU VIENS PAS AFFRONTER QUELQU’UN A TA TAILLE ?
Ou alors tout simplement : 
HAUT LES MAINS MÉCRÉANT LA JUSTICE EST LA POUR T’ARRÊTER MAINTENANT 
Mais j’étais bien tenté de lâcher un petit :
STOP CE QUE TU FAIS CAR C’EST PAS TIP TOP, NI ROCK, NI POP DONC ARRÊTE VIEUX SCHNOCK
Cependant, j’avais peur que ça fasse trop kitch.

Alors que je réécrivais la réplique de ma vie, j’entendis un rugissement. 
L’ours, il était déjà là depuis plusieurs minutes apparemment, il avait presque fini le sandwich.
Mon père le regardait depuis son buisson machiavélique, il avait le visage figé, un petit sourire en coin sous sa moustache dégueulasse, il était en train de chauffer la lame de sa hache avec son briquet.
C’était le moment de s’interposer. 
J’ai soudainement surgi de mon buisson de la compassion, en hurlant : 
HEY POURQUOI LES MECREANTS FAIS CET ANIMAL QUELQUE JUSTICE TIP TOP  VIEUX SCHNOCK !!
J’ai foiré la réplique de ma vie.
Mais elle avait eu le même effet que si je l’avais réussite : l’ours s’est immédiatement enfuit et mon père est resté clouté là, stupéfait, paralysé par la puissance de mon charisme. 
Sur le chemin du retour, il m’a avoué qu’il avait vraiment eu peur de moi pendant une seconde, alors qu’il n’avait jamais ressentit ce sentiment de sa vie.
Il m’a aussi dit que cet exploit prouvait, j’étais bien sa fille, mais ça ne me dérangeait pas.
Ce jour-là, il pouvait s’auto-créditer pour des actions qu’il n’a pas fait autant qu’il voulait.
Ce jour là, j’avais appris quelque chose à propos de moi-même, j’avais découvert la satisfaction.
Une impression d’être à ma place plus que je l’avais jamais été, c’est comme ça que je me suis senti au moment où j’étais entre le patriarcat et le titan tout doux de la montagne.
J’avais découvert ma vocation, c’était évident maintenant, ma tendance au véganisme et mon empathie envers les animaux auraient dû déjà être des signes suffisants, mais cette aventure avait pris mon destin et l’avait définitivement scellé.
Cette fois c’était décidé, je savais ce que j’allais faire, c’était clair, comme la rivière, j’allais devenir :
fleuriste.

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